mardi 23 février 2016

Forces spéciales en Libye - De la circulation circulaire de l'information... (+MAJ)

Dans son court opuscule intitulé "Sur la télévision" (paru en 1996), le sociologue Pierre Bourdieu introduit, entre autres, le concept de "circulation circulaire de l'information" pour désigner (et dénoncer) le mécanisme de reprise par les médias du propos d'autres médias. Selon Pierre Bourdieu, cela conduit à une uniformisation de l'information. Une des causes est la logique de concurrence entre les médias : il faut absolument parler de ce dont les autres parlent, pour ne pas être accusé d'être passé à côté par son lectorat/audimat, même si nous n'en savons pas plus.


A Ouagadougou, il y a quelques semaines. 
Comment opérer discrètement et en sécurité dans un environnement saturé de technologies de l'information ?

C'est là où le bât blesse, puisque cela conduit le plus souvent, non pas à un enrichissement de l'information qu'il serait possible d'attendre (via une remise en contexte, un recoupage de l'information primaire, l'apport d'autres points de vue, etc.), mais bien à une uniformisation forte des contenus. De plus en plus au niveau transnational (les médias de différents pays se reprenant entre eux, la traduction étant une valeur ajoutée méritant en grande partie cette reprise), comme le pressentait déjà à l'époque Bourdieu.

Pour illustrer ce concept, et le critiquer, un exemple est aujourd'hui assez illustratif, bien qu'encore en cours d'évolution et de construction. Il s'agit de la présence censée être avérée de forces spéciales françaises en Libye. Cela s'inscrit dans le cadre plus large d'une quasi prophétie auto-réalisatrice, car s'il y avait des forces spéciales françaises en 2011, il ne peut qu'en avoir également aujourd'hui à la veille d'une nouvelle intervention, aux contours loin d'être bien définies et dont la représentation imaginaire se base en grande partie, et sans doute à tort, sur l'intervention passée.
 
Pour n'en présenter brièvement qu'une partie, cette circulation circulaire part d'un statut rédigé sur Facebook au début du mois par un membre d'une unité affiliée à "l'opération Dignité" du général en retraite Haftar, dénonçant la présence de forces spéciales françaises sur la base aérienne de Benina (à l'est de Benghazi). Les chiffres sont sans doute fantaisistes (près de 10% des effectifs du COS, alors que les unités sont déjà surexploitées ailleurs...), la source a déjà plusieurs fois était sujet à caution sur certaines informations, etc. Un journal local reprend pourtant l'information (The Libya Observer), en se basant sur cette unique source primaire.

Quelques jours plus tard, un blogueur d'origine iranienne, spécialisée sur les questions de défense, et ayant lui aussi principalement une unique source sur le sujet, reprend l'information. Il l'enrichit néanmoins, profitant pour cela de "coïncidences" : les vols, au-dessus de la Libye et au même moment, d'appareils privés, parfois loués par les armées françaises pour des missions de renseignement, et qui sont traçables sur des applications libres de suivi d'appareils. Il apporte ainsi des précisions, peu recoupées, sur les moyens de mise en place, et, du fait de son statut, fait gagner l'information en crédibilité. Il est lui même repris, avec ajout d'un fort conditionnel et avec un travail critique, par un autre journaliste français, Jean-Marc Tanguy, à la solide réputation, ce qui fait gagner à l'information un nouveau niveau de connaissance, tout en reposant grandement toujours à l'origine sur la même source.

Moins d'une semaine plus tard, c'est au tour de la version arabe de The Huffington Post d'en faire un article (sans apporter tellement plus de détails). La chaine Al Jazeera (dont la ligne éditoriale peut être jugée comme proche de certaines parties prenantes dans les opérations actuellement en cours en Libye, le Qatar, dont elle est proche, soutenant l'opération Dignité) reprend à son tour l'information (cf. au moins son compte Twitter), la faisant, à 1ère vue, confirmer par son correspondant local (sans plus de détails). LA dissémination de proche en proche s’opère (cf. ici). Maintenant, il est probable que l'information soit publiée, quasi en l'état, dans la presse française grand public d'ici peu (surtout si elle est repris par certains leaders d'opinion, comme des journalistes réputés). Pourtant, l'information de départ a quasi été appauvrie (perte généralement de détails sur le lieu, les effectifs présumés, etc.), ne gagnant que peu en précisions. Pour reprendre Bourdieu, il n'y a pas eu de véritables "effractions" dans ce cercle de circulation de l'information, via un "coup médiatique" (par des photos, des vidéos, des déclarations officielles, etc.).

Et pourtant, il n'est pas ici question de nier une quelconque présence, qui est hautement probable vus les événements, de forces spéciales françaises pour mener certaines de leurs missions traditionnelles (l'assistance, la formation et le renseignement, sans forcément des opérations d'action directe). Juste de souligner la construction de l'information, en partie sa faiblesse du fait de sa provenance d'une source unique, et son panorama incomplet qui néglige sans doute certains pans (il y a sans doute d'autres détachements, par exemple), tout en permettant des instrumentalisations (entre les parties pour le cas précis).

De manière plus générale, les opérations spéciales sont un sujet délicat pour l'information, puisqu'il est de facto marqué du sceau de la discrétion (et non de la clandestinité, terme qui s'applique à d'autres unités). Il n'y a donc pas ici de démonstration de puissance, visibles, mais plutôt un effort de préservation de la confidentialité (peu de personnes au courant, non-communication officielle, camouflage généralisé dans toutes les phases, etc.), pour agir autrement et "à bas bruit".


Le floutage rêvé par certains vu par les taquins du Bureau d'infos de Défense (BID)
Un sacré challenge pour qui, journaliste ou autres, souhaite, de manière plus ou moins légitime et raisonnable, percer le brouillard de la guerre et cherche à en savoir plus, auprès de différentes sources, qu'elles soient humaines (qu'elles parlent ou non en tentant d'instrumentaliser ou non leurs interlocuteurs), françaises ou étrangères (libyennes principalement) ou techniques (applications libres de suivi en direct de navires ou d'avions, images et vidéos locales, open data divers, cartographie satellite en libre accès, etc.). Voir par exemple, le cas des forces spéciales américaines au Nord - Est de la Syrie, ou encore en Libye quelques semaines avant.

Plus globalement, la question de l'impact de l'environnement 2.0 sur les opérations spéciales mériterait des développements, dans la prise en compte des contraintes - et ils sont potentiellement nombreux en termes de sécurité opérationnelle - et des opportunités - brouillage, influence, intoxication, etc. - en phase de planification et de conduite.

Ce fût par exemple le cas récemment lors des opérations de libération d'otages à Bamako et Ouagadougou dans un environnement urbain saturé de médias et de reporters 2.0 en puissance (le continent africain n'est pas hors de cette modernité...). La protection de l'identité des opérateurs intervenants avait connu des trous dans la raquette (visages à découvert, notamment), du fait de la non prise en compte (malgré la redondance d'une telle situation sur une période courte de quelques mois) de cet environnement dans les procédures (masques, cagoules, caches cous, lunettes, cordons de sécurité, etc.). Savoir préserver l'essentiel (identités, procédures, etc.), quitte à faire des compromis sur le secondaire (signes réduits de présence effective, etc.).

MAJ 1 : le statut Facebook du militaire libyen à l'origine des premières évocations dans la presse a été effacé il y a quelques jours, sans doute par le principal intéressé (et sans raisons connues). Il reste néanmoins trouvable dans les archives du web...

MAJ 2 : une "effraction" dans cette circulation semble avoir été réalisée via un article dans Le Monde : éléments complémentaires, appui sur des sources officielles... Entrainant une nouvelle circulation circulaire avec la reprise générale des propos de l'article, plus ou moins creusés et vérifiés (en France, comme sur RFI, et également à l'étranger, cf. l'agence AP).

MAJ 3 : le droit participe à la sécurité opérationnelle (SECOPS) avec l'ouverture d'une enquête décidée par Le Drian (à 1ère vue, en direction de l'interne et surtout sur les points en rapport avec les opérations secrètes, qui ne sont pas le propos ici).

MAJ 4 : avec cette effraction, et la réaction officielle, il n'est pas improbable que cela conduise, hélas, à un "effet Streisand", bien connu des spécialistes de la gestion de crise de réputation, où la volonté de cacher des éléments conduit en fait à l'effet inverse  : une attention plus marquée au sujet.

MAJ 5 : nouvelle rupture (en attendant la suivante), la confirmation par l'envoyé spécial de l'ONU en Libye de la présence de forces spéciales françaises en Libye (sans plus de détails), la rupture étant que c'est à la fois une source d'autorité (ou considérée comme telle) et une source non anonyme qui le fasse.

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